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Entretien avec Véronique Mortaigne

Entretien réalisé le 15 septembre 1992, à l'occasion d'un article paru dans Le Monde

Véronique Mortaigne: Comment l'envie du voyage vous est-elle venue?

Pierre Verger: J'étais le troisième fils d'une famille très conventionnelle. Mon père avait tenté de m'inculquer très jeune, le sens des affaires et du capital-relation. En voici un exemple : Quand j’étais encore au lycée et voulais inviter des camarades le dimanche, j’étais autorisé à recevoir les fils de familles opulentes et non ceux de gens plus modestes, ce qui me déplaisait car je trouvais les premiers souvent prétentieux et les autres plus simples et sympathiques.
J'ai été en réaction contre les idées familiales et je cherchais à affirmer mon désaccord et je pensais qu’en prenant le contre-pied de ce qui était attendu de moi j’allais être plus heureux.
Par réaction contre les idées familiales j’admirais la Révolution Russe. J’ai fait un premier voyage en URSS en 1932, à l’occasion du quinzième anniversaire de la Révolution. Naïvement je trouvais tout merveilleux. Je m'extasiais devant une chaise de dentiste dans un hôpital, une crèche, des coopératives. Dans l´enthousiasme, j´ai bien tenté de lire Marx mais je crois bien m’être endormi.
Puis j'ai compris que même en faisant le contraire de ce que souhaitait ma famille, elle continuait à m'influencer... négativement.
Je suis alors parti à Tahiti, vivre en Touriste de bananes, pensant me libérer et de l’influence et de la contre influence en question.

VM: Y êtes vous resté longtemps?

PV: Quinze mois à peu près, le temps de faire le tour des îles : Papeete, Moorea, Raiatea, Rouroutou, Rapa-iti (Rapa la petite), [l’île la plus éloignée de Papeete]. Ceci devait contribuer, comme je vous le disais plus avant, à me rapprocher de l’anthropologue Alfred Métraux, rencontré plus tard et qui avait participé à une expédition scientifique à Rapa-nui [Rapa la grande].
À mon retour à Paris, je me proposais de tenter de faire éditer un album de photographies, en utilisant celles que j´avais prises au cours de mon voyage. Dans ce but j’ai été voir Marc Chadourne, l’auteur d’un livre, Vasco, sur Tahiti pour lui demander d’écrire un texte pour cet album.
Il était d’accord, mais il partait trois jours plus tard faire un tour du monde pendant six mois à la demande du journal Paris-soir. Sur le pas de la porte au moment de la quitter il me proposa de suggérer au journal de m’envoyer comme photographe pour illustrer des articles qu’il devait envoyer lui et un autre journaliste au cours de leur voyage.
Ceci se passait en 1934 quelques jours après la tentative du colonel de la Roque de prendre d’assaut la Chambre des Députés.
La direction de Paris Soir croyait qu’il allait y avoir une révolution en France. De ce fait elle tenait à garder leurs reporters photographes, ce fut une chance pour moi, car ils n’hésitèrent pas à m’envoyer, bien que débutant, faire ce tour du monde.

VM: Travailliez-vous déjà à cette époque pour le Musée de l´Homme de Paris?

PV: Non ce fut plus tard. À mon retour d´Océanie j’avais été demander au Musée d’Ethnographie du Trocadéro, devenu aujourd’hui Musée de l´Homme, la permission de photographier quelques objets pour enrichir l’album en préparation. Georges-Henry Rivière qui en était le sous-directeur, montait alors une exposition sur le Pacifique. Il avait gardé quelques unes de mes photos pour les y exposer.
Lorsque je suis revenu de mon tour du monde, Rivière m’a proposé de travailler bénévolement pour le Musée. C’est là que j’ai rencontré une série de gens intéressants, tels que les membres de la Mission de Dakar-Djibouti dirigée par Marcel Griaule : Michel Leiris, Schaeffner et ceux de l’expédition au Groënland de Paul-Émile Victor. Il y avait aussi Alfred Métraux de retour de l´île de Pâques dont, premier travail pour le Musée, je faisais l’agrandissement de ses photos pour une exposition au Musée.
Nous avions pris l’habitude d’aller ensemble à cette époque au Bal Nègre de la rue Blomet. C’est là sans doute que j’ai attrapé le virus du Monde Noir. C’était merveilleux. Un endroit où toutes les cuisinières, les chauffeurs, les valets de chambre antillais allaient se délasser tous les samedi soirs des humiliations subies pendant la semaine de la part de leurs patrons. Ils buvaient là des “rhum-punchs” libres et indépendants et dansaient joyeusement la biguine dans une ambiance gaie et désinvolte... que j’ai retrouvée plus tard au Brésil.

VM: Partagiez-vous la vision de l´Afrique de vos compagnons, Michel Leiris par exemple?

PV: Leiris avait écrit l’Afrique fantôme, un très beau livre, marqué par sa personnalité quelque-peu tourmentée.

VM: Vous considériez-vous à l’époque comme un ethnologue, un voyageur, un photographe?

VM: Comment étiez-vous perçu par vos compagnons de recherche? Développiez-vous des méthodes communes?

PV: Je n’ai jamais été très intéressé de tenter de définir les choses. Je voulais plutôt vivre, sans réfléchir, ni me préoccuper du sens de la vie et tenter d’en donner une quelconque interprétation.

VM: En 1935 vous partez en Afrique?

PV: Oui, ce fut une deuxième conséquence heureuse de l’erreur de jeunesse relative qui avait consisté à aller en Touriste de bananes aux îles du Pacifique [La première conséquence heureuse avait été mon tour du monde pour Paris-Soir].
J’ai rencontré à Paris un ami connu autrefois à Tahiti. Il était accompagné d’un de ses frères qui travaillait à Gao en Afrique à la Compagnie Générale Trans-Saharienne. Je lui ai poliment parlé de “vastes déserts”, du “pas lent des caravanes”, de “Vertes oasis” et autres propos conventionnels qui eurent pour heureux résultat d´obtenir de cette Compagnie un contrat de transport et hébergement au Sahara contre des photos destinées à leur service de publicité.
G.H. Rivière m’a alors suggéré d’aller voir un de ses amis gouverneur du Soudan Français (actuel Mali) pour obtenir de lui des facilités de transports en ce lieu en échange de photos pour le service propagande de cette colonie.
J’obtins par la suite les mêmes contrats avec le Togo, le Dahomey, le Niger et le retour vers l’Afrique du Nord par la société des transports tropicaux en passant par le Hoggar.
J’ai compris qu’il était possible à l’époque de voyager en faisant des photographies.
Matériellement je recevais quelque argent d’une agence Alliance Photo organisée par cinq photographes parmi lesquels je figurais.
Après l’Afrique, j’ai beaucoup voyagé pendant une quinzaine d’années : Antilles, Mexique, “Conflit Sino-japonais” à Shanghai, Philippines, Indochine. Mobilisé pendant la guerre à Dakar, retour aux Amériques Centrales et méridionales.

VM: Qu’est-ce qui vous a frappé la première fois que vous êtes arrivé au Bénin?

PV: Ce fut d’y retrouver Bahia, de même que ce fut à Bahia que l’Afrique m’était devenue familière. En ces deux endroits, j’ai pu cultiver mon besoin de me sentir ailleurs. Lorsque je suis au Brésil, j’ai des regrets de la région du golfe du Bénin et là-bas, c’est du Brésil que je ressens la nostalgie.
Cette même ambivalence s’est manifestée parmi les Yorubas qui ont été transportés par la traite des esclaves au Brésil où certains d’entre eux sont restés secrètement fidèles à leurs religions et qui, en contrepartie lorsqu’ils retournaient, libérés, en Afrique affichaient leur adhésion aux valeurs culturelles acquises au Brésil.

VM: Vous êtes-vous de suite intéressé aux Yorubas?

PV: J´ai été vivement intéressé par leurs religions. J’en parle au pluriel, car ils pratiquent des monothéismes juxtaposés et non une religion supposée polythéiste. Ceci vient de ce que, ainsi que Frobenius  l’a défini dans ses ouvrages, les dieux dont ils font le culte sont pour eux des ancêtres familiaux divinisés, avec pour conséquence, une absence chez les Yorubas de tout esprit de prosélytisme et ses conséquences d’intolérance et de persécution qui ont caractérisé les grandes religions dites révélées : Judaïsme, Christianisme, Catholique Romaine Apostolique ou Orthodoxe, Protestante de diverses dénominations, Islam Sunnite et Chiite. En face de cette multiplicité de monothéismes agressifs, les religions Yorubas ont un esprit serein, reposant et rassurant et suivant la définition de Olabiyi Yai , ne sont pas assombries par la crainte de l’enfer.
Les anciens esclaves libérés à Bahia étaient tolérants en matière religieuse. De retour en Afrique certaines familles étaient divisées en chrétiens et musulmans, mais cela ne les empêchait pas suivant Paul Marty  de s’entendre à merveille.

VM: Vous étiez photographe. Comment avez-vous abordé le domaine de la recherche?

PV: J’ai abordé ma recherche sur les influences africaines au Brésil et brésiliennes en Afrique sans idées préconçues ni préparation particulières.
En 1946, après la guerre je suis arrivé à Bahia au Brésil. J’ai éprouvé de la sympathie pour les descendants d’Africains qui y sont très nombreux et ont fortement influencé les fêtes populaires de la région. Mon métier de reporter photographe favorisait de multiples rencontres avec eux. J’ai aimé le côté “easy going” et chaleureux qui règne à Bahia.
Les circonstances ont été favorables, j’ai obtenu des bourses d’études pour aller faire en Afrique des recherches sur l’origine des cultes africains importés au Brésil, conséquence imprévue de la traite des esclaves et ceci grâce à Théodore Monod, directeur de l´Institut Français D´Afrique Noire (IFAN) à Dakar, que j’avais rencontré en 1940 lorsque j’y avais été mobilisé.
Mon approche des recherches entreprises s’est faite avec l’état d’esprit du photographe que j’étais – c’est-à-dire  en pur observateur qui enregistrait ce qui se passait devant ses yeux, en simple témoin et sans intervenir ou troubler le déroulement des événements.
Cette discrétion m’était aisée car je n’avais aucune théorie à tenter de vérifier.
Je photographiais et je prenais des notes sans poser de questions.
J’ai rédigé un premier ouvrage publié par l’IFAN : Notes sur le culte des vodous et des Orishas à Bahia et en Afrique, cédant à l’insistance de Théodore Monod.
Ce vaste pensum fut publié précédé d’une préface de Monod qui le présenta dans les termes suivants : “Verger aura été le patient mineur, l’humble carrier qui aurait arraché au fond de taille cet énorme volume de moellons. L’architecte un jour viendra, de ces pierres bâtira l’édifice. L’ouvrage de Pierre Verger est donc ouvertement, volontairement, un gigantesque dossier.”
Par la suite tenant compte de cette opinion, j’ai publié d’autres ouvrages  où entrait une part d’interprétation, peut-être d’autres où entrait une part d’interprétation, peut-être plus brillant, mais influencé par des préoccupations personnelles et ceci me donne une tendance à revaloriser le “gigantesque dossier” qui exempt de cogitations personnelles constitue un témoignage plus impartial.

VM: Flux et Reflux, votre plus important ouvrage a paru bien plus tard...

PV: Une dizaine d’années plus tard. C’est le texte de la thèse soutenue en Sorbonne en novembre 1966 sur les conseils de Fernand Braudel, intéressé par mon approche non académique des problèmes soulevés par la traite des esclaves.
Je lui avais montré certaines trouvailles faites par moi, telle que cent douze lettres d’un négrier né à Bahia à sa clientèle de ce lieu, écrites depuis Ouidah au Dahomey.
Ce document fut le pont de départ de mes recherches sur la question des relations étroites qui se sont établies entre ces deux villes situées de part et d’autre de l’océan Atlantique.

VM: Quelle a été votre réaction devant les manifestations religieuses africaines caractérisées par l’entrée en transe des participants aux cérémonies auxquelles vous avez assisté?

PV: Lorsqu’il s’agissait de descendants d’Africains, la question ne se posait pas, car pour eux ces manifestations de possession par les dieux, signifiait un retour momentané sur la terre d’un ancêtre divinisé, s’incarnant dans le corps d’un de ses descendants pour participer aux réjouissances familiales.
Mais lorsqu’il s’agissait de gens d’origine non africaine qui entraient en transe dite de possession d’un ancêtre qu’ils n’avaient pas, le problème me semblait différent.
Il m’a semblé qu’en remplaçant la notion “d’ancêtre divinisé” par celle de “archétype de comportement” nous aurions une explication plausible à ces entrées en transe qui seraient des “transes d’expression”  de la personnalité profonde des gens.
Chacun des dieux africains constitueraient un archétype de comportement d’une personne, quelque soit son origine ethnique.
Nous pouvons les appeler des gens généreux, brutaux, maladifs, masochistes. Ces adjectifs ne font pas partie du vocabulaire des descendants d’Africains qui définissent ces états sous le nom d’un dieu africain doté de ces caractéristiques de comportement.

VM: Il s’agit d’un contenu religieux...

PV: S’il y en a un, je ne le perçois pas, car je n’ai pas l’esprit religieux.

VM: Vous n’avez pas l’esprit religieux?

PV: En ce qui concerne les religions Yorubas. Hélas non ! Je n’entre pas en transe, car je suis resté trop français dont les caractéristiques sont souvent d’être “ceux auxquels on ne la fait pas!!” – Un scepticisme cartésien dont il ne peut se dépouiller.

VM: Comment expliquer dès lors ce phénomène de la transe?

PV: Les adeptes des dieux ont été ”initiés”. Au cour de cette initiation ils sont soumis à un rituel comportant l’ingestion de breuvages qui contribuent à anesthésier ce qu’ils ont appris au cours de leur existence, c’est-à-dire ce qu’ils ont acquis. Cet acquis momentanément aboli, il resta en eux l’inné, leur personnalité profonde qui dans le précèdent est celle de l’ancêtre divinisé chef de sa lignée, c’est à dire l’Orisha protecteur, alors que pour le non-africain il s’agirait de retrouver un comportement réprimé par la vie en société.

VM: Vous vous rapprochez des théories junguienne des archétypes?

PV: Je n’ai jamais lu Jung – ce qui ne veut pas dire que j’ai découvert la notion d’archétypes – mais j’ai acquis une certaine allergie à la psychanalyse après m’être fait analyser moi-même, il y a longtemps, m’étant rendu compte par la suite, en lisant les œuvres posthumes de mon médecin, qu’il m’avait attribué par erreur ses propres complexes. Rares sont ceux en effet, psychanalystes ou autres qui sortent de leurs limites.

VM: Par vos écrits, vos photos, vous contribuez à conserver la mémoire. Vous êtes aussi initié. À qui pensez-vous transmettre tout cela?

PV: Nous avons organisé, quelques collaborateurs et moi une Fondation qui porte mon nom où sont classés et complétés les divers documents recueillis sur diverses questions en vue de leur publication prochaine.
Nous terminons un manuscrit sur l’utilisation médicale et liturgique des plantes.
Nous avons des informations sur 3.520 plantes connues par les yorubas et sur diverses manières de les utiliser.
Les formules recueillies mettent en évidence les vertus de certaines plantes.
Nous avons présenté certains de ces aspects de la pharmacopée yoruba en divers colloques en France avec la collaboration de Mme. Ming Anthony (du CNRS et du Muséum de Paris). L’un sur les plantes toniques et l’autre sur celles sédatives, respectivement à Metz et à Strasbourg.
Nous préparons un livre sur la question donnant les noms vernaculaires et scientifiques, les modes de préparation et les paroles incantatoires à prononcer.

VM: Vous vivez toujours à Salvador de Bahia. Pourquoi pas en Afrique?

PV: Parce que en Afrique je me sens être un Blanc vivant parmi les Noirs, quelques soient les sentiments d’amitié et d’estime réciproque. Au Brésil et à Bahia en particulier la question raciale ne se pose même pas. Il y a une gradation de mélange de races tellement progressive qu’il est difficile de déterminer qui est Blanc et qui est Noir. Il n’y a pas de quartier noir à Bahia.
La religion africaine a conféré aux Noirs une très grande dignité. L’on baise respectueusement la main de la dame Noire qui vend des beignets au coin de la rue, parce qu’elle est connue pour faire partie d’un temple africain (candomblé) et que les gens, même Blancs, sont flattés d’être en relations avec elle. Partout ailleurs son statut social eut été des plus humbles.

VM: Et la photographie?

PV: Elle me séduit par sa faculté de fixer ce qui est fugitif, de rendre perceptible et permanent ce qui aurait sinon disparu pour toujours.
Certaines photos sont capables de saisir le bref instant où un geste surpris en plein mouvement est le plus beau et que l’œil est incapable de distinguer parce que la continuité de la succession des images ne permet pas de l’isoler.
Mes photos restent pour moi le meilleur support et point de départ à l’évocation de mes souvenirs.

VM: Pour résumer...

PV: J’ai terminé un de mes livres  en écrivant que: “en lançant un regard sur les années que j’ai vécues, je pourrais tirer comme conclusion que je n’ai jamais très bien eu ce que je voulais, mais que j’ai su au contraire ce que je ne voulais pas. De ce fait, me refusant à faire ce que je n’aimais pas, ma vie a pris, sans que je m’en rende compte, une certaine forme. Je pourrais en comparer le résultat à une statue qui finalement est ce qui reste d’un bloc d’une matière quelconque après que le sculpteur en ait éliminé les parties inutiles. Pour ôter toute prétention à cette comparaison, j’ajouterai que cette statue peut-être un chef d’œuvre, mais peut être aussi un véritable épouvantail”.